À paraître dans "Art & Architecture", sept.-oct. 2010
Il s'agit de prendre des composés génétiques et de les faire muter, de les comparer à d'autres structures (…) Ce qu'on fait, c'est… juste prendre un truc qui passait, le mettre en pièces et le restructurer à 180° de ce qu'il était. Simplement, prendre tout ce qui était ignoré et le mettre en relief pour faire naître une réflexion. Brouiller toutes les hypothèses, tous les acquis, toutes les satisfactions.
Devo, cité par Dan Graham dans Rock/music, les presses du réel, pp. 32-33
Les échanges Erasmus, qui se déroulent durant les années d’études, permettent aux étudiants de se confronter à d’autres cultures et à d’autres références pédagogiques. S’ajoute à cette ouverture internationale les nombreuses sources visuelles qu’offre désormais Internet, mais, souvenons-nous-en, cela reste malgré tout assez récent : depuis la généralisation du haut débit il y a un peu moins de cinq ans. Ces deux éléments conjugués, Erasmus et Internet, ont fait exploser la main-mise des ateliers, et de leurs maîtres, sur ces mêmes étudiants qui en savent aujourd'hui autant sinon plus qu’eux. Bien entendu, l’enseignement ne se limite pas à la transmission de références surtout quand elles ne sont pas servies par un appareil critique et processuel qui constitue le fondement même des ateliers. Fort des ces expériences et vu les nouvelles compétitivités étudiantes (le nombre de diplômés ne cesse de croître alors que la crise contracte les commandes culturelles de qualité), certains poursuivent leur formation internationale en intégrant les post-masters d’écoles renommées. Si quelques étudiants de l’Erg avaient déjà été admis à la Jan van Eyck Academie de Maastricht, c’était généralement au sein du département Fine Arts 1. L’année dernière, c’est un étudiant diplômé de l’option typographie, Grégory Dapra, qui a franchi la frontière batave pour se rendre non pas à Maastricht mais à Arnhem, haut lieu typographique s’il en est puisque c’est là qu’est situé Werkplaats Typografie. Dépendant d’ArtEz, Hogeschool voor de Kunsten, cette école propose sans doute le Master le plus convoité en la matière. Son enseignement repose sur la réalisation de projets personnels, la recherche, et de commandes extérieures.
Ce master a été créé il y une dizaine d’années par le graphiste Karel Martens soutenu par des graphistes remarquables comme Armand Mevis ou Paul Elliman et des personnalités artistiques dont Maxine Kopsa curatrice et fondatrice du Kunstverein d’Amsterdam, sans compter les nombreux intervenants extérieurs. L’enseignement y est décrit comme informel, d’une part parce qu’il n’est pas organisé autour de cours à proprement parler, il s’agit plutôt d’échanges, et aussi dans la mesure où les étudiants ont accès aux ateliers (studio graphique intégré) 24h/24h. Dans ces conditions, ils se doivent d’être autant autonomes que responsables de leur propre parcours, l’essentiel du temps étant à partager avec les autres étudiants issus du monde entier. Une bonne quinzaine sont admis sur les deux années d’études, la promotion actuelle est constituée de neuf nationalités réparties sur trois continents, Amérique du Nord, Europe, Orient. Inutile de préciser que les places sont prisées et que Grégory est le premier étudiant en Communauté française à y être admis.
En dix ans, ce dont atteste la publication Wonder Years, cette école est devenue un modèle, une sorte d’étalon auquel se réfèrent aujourd’hui la plupart des écoles d’art. L’élan surmoderne, celui qui revient à poser une dernière couche de vernis sur celles, accumulées, des courants historiques liés à l’abstraction suivis du fonctionnalisme, lui confère aujourd’hui le statut envié de Nouveau Style International, en référence avec celui né en Suisse dans les années cinquante et dont l’autorité s’est imposée à l’époque telle une doxa incontournable. Cela tient aussi à la cohérence du projet formel au risque de l’imposer à tous et, au bout du compte, de ne témoigner que de virtuosités interchangeables parmi lesquelles on n’est pas certain de pouvoir pointer plus que quelques singularités. Dix ans et Wonder Years plus tard, il semble aussi que le projet s’achève. Karel Martens est à l’aube d’une retraite bien méritée et le choix de confier, il y a un an, la direction artistique au jeune James Goggin s’est avéré être un échec. À l’heure d’écrire ces lignes, c’est Armand Mevis qui devrait le remplacer, libérant ainsi un poste d’enseignement dont l’attribution pourrait s’avérer déterminante pour la suite.
C’est dans ce contexte troublé que Grégory Dapra évolue de façon ouvertement critique sceptique. Contexte qui lui est certainement favorable. On se souvient qu’à l’Erg, durant un workshop animé par Le Club des Chevreuils, il développa une attitude de retournement de la commande qui lui avait plutôt bien réussi. Prétendant qu’une chose vaut son contraire, posture postmoderne s’il en est, il n’a eu de cesse de l’expérimenter. Werkplaats s’est toujours inscrit dans l’héritage des pionniers modernistes en tentant de lier tradition et expérimentation, déconstruction et stabilité, formalisme historique et faux mauvais goût (ugly). Ce sont ces alliances, de la carpe et du lapin, qui en ont fait la recette, mais rarement élaborées en dehors de la sphère culturelle contemporaine. D’où certaines interrogations. Hors de cette sphère autoréférentielle ce précepte est-il recevable ? Se soumet-il à l’épreuve du sens commun (à entendre comme « faire sens » et non à l’adresse à tous). Peut-il ouvrir son champ indiciel protolangagier qui forge son identité ? Quelle capacité a-t-il à dépasser son occidentalocentrisme ? Peut-il soutenir une fragmentation disruptive en son sein qui récuserait son projet reproductible et totalisant ? Autant de questions que soulève Grégory Dapra dans son travail de retournement. Toutes proportions gardées, ce n’est pas sans rappeler le renouvellement qu’entreprit en son temps, à la fin des années septante, Wolfgang Weingart à la Hochschule für Gestaltung und Kunst de Bâle qui enterra le Style International et fit basculer le graphisme dans son ère postmoderne.
1 Exception faite pour Harrisson qui passa un an au departement Design mais préféra ne pas poursuivre ayant eu le sentiment d’être instrumentalisé par les besoins de l’école qui connaissait alors, suite au départ de Filiep Tacq du département Design en 2006, le même genre de crise que WT aujourd’hui.
Posté par Renaud - Tags : Article